CHAPITRE XVI
Chroniques Mytanes (extraits).
« Commentaires », de Danel.
Finalement, à part la certitude que nos informations concernant les evres sont erronées, partielles ou partiales, nous ne savons toujours pas ce qu'ils étaient réellement, mais nous pouvons extrapoler…
Que ce soient de qwests ou de chessmas, ils se sont entourés de braines à l'intelligence tellement flagrante que leurs travaux dans le domaine psionique continuent à dérouter nos scientifiques (Voir : Une cinquième dimension ou l'univers mystan). Concernant l'application des recherches braines, les evres ont formé leurs mystes à des talents et des compétences aussi divers qu'incompréhensibles et, disons-le franchement, quasi illimités. Ajoutons à cela une armée de machines vivantes au potentiel dévastateur.
Les evres n'étaient qu'une poignée, et personne ne les a renversés ! Aucun braine, aucun myste, aucun do ; aucune alliance n'était assez puissante pour les déposer. La question se pose en ces termes : de quelle nature était leur pouvoir ?
*
Quelques minutes après s'être éveillé, Lodh savait qu'il n'apprécierait guère cette journée ; il pressentit même tout de suite que quelque chose avait pris une tournure contraire à ses habitudes et ses aspirations. Rib n'était pas au castel, Audh non plus, et quand un hiume lui bredouilla qu'elle l'attendait chez le maire, il sut qu'elle s'était définitivement émancipée de sa tutelle. Ce n'était pas exactement une nouvelle réjouissante, ni pour lui, ni pour Island.
Heureusement, se dit-il, Fyrh nous rejoindra bientôt.
Il se précipita chez Sastiss, et le déluge continua de déverser ses mauvaises surprises sur ses défuntes quiétudes. Audh était là, en grande discussion avec le braine, et elle l'accueillit d'un baiser sonore en lui assenant :
— Ryline vient avec nous.
Bien plus tard, Lodh Ilodi Lodj se demanda comment il avait pu ne pas réagir, vitupérer, discuter, imposer, mais sur le moment, il se contenta de béer de la bouche et des yeux et se laissa emporter par la tornade fédérale qui présentait leurs adieux à Sastiss, l'attrapait par la taille et l'entraînait dans le village en débitant un flot de paroles auquel il ne comprenait rien. Il était question d'une double occasion à ne pas rater et d'un tour façon « ille » corrigé Audham.
Ryline était derrière eux ; à un moment, Audh arrêta Lodh et le poussa vers elle.
— Je n'en ai pas pour longtemps, dit-elle sans lui laisser de quoi rétorquer. Tu vas m'attendre à la porte du buron, près du camp warsh, bien en vue avec Min' à tes côtés. Ryline a introduit Fyrh à l'intérieur, il t'expliquera.
Lodh n'esquissa pas le moindre « mais » et se conforma à ces instructions en se rassurant : si Fyrh était là, ce ne pouvait pas être bien grave. Mais rien que d'évoquer la notion de gravité lui électrisait la nuque.
Quand il fut adossé contre le buron, très près d'une fenêtre aux volets entrebâillés, il « appela » Min' et chercha Audh. Elle marchait droit sur les quelques tentes que les warshs n'avaient pas pliées, au milieu d'une cinquantaine de sy. Mais qu'est-ce qu'elle fout ? enragea-t-il. La voix de Fyrh lui répondit, sans répondre à ses interrogations :
— La moitié des warshs sont sur le fleuve, ils sont partis depuis deux heures pour Tann-Tori. Apparemment, Diter et San Saïvi vont les suivre avec une petite escorte. Les autres remontent au sud avec le do. Cette nuit, j'ai descendu ton canoë près du mien, une dizaine de kilomètres au nord. Nous les rejoindrons à pied, c'est préférable.
Lodh n'était pas certain de pouvoir parler sans que quelqu'un aperçût son mouvement de lèvres, il n'était pas certain non plus de savoir quoi dire. Fyrh était là, et quoi qu'eût préparé Audh, elle l'avait fait avec lui ; donc il pouvait se détendre. Min' venait de s'asseoir à sa gauche, et plus bas, quelques warshs l'avaient repérée. Ils ne semblaient pas s'en soucier.
— Nous avons bien baladé les warshs, là-haut, poursuivait Fyrh. Mais les nones sont des gens insupportables. (Il eut un petit rire étouffé.) Quand les sy ont commencé à redescendre sur Sal-la Danid, je les ai laissés avec les leurs… Je pouvais en supporter deux, pas davantage.
Audh s'était arrêtée près de l'enclos dans lequel elle avait été enfermée et attendait, contre une murette qui faisait face à la plus grande tente du camp, maintenant que le chapiteau avait été démonté. Fyrh changeait de sujet :
— Elle est complètement givrée, ta copine, mais elle est impayable. (Dans sa bouche, cela ressemblait à un compliment de politesse.) Je crois que Rib va avoir du fil à retordre avec elle et qu'elle va nous en faire baver. (Il étouffa un second rire.) Elle m'a traité de raciste, de machiste, de facho, de connard et de petit pédé zoophile ; ce fut une discussion très enrichissante. Maintenant, je suis certain de pouvoir tolérer la présence de la none : à côté de ta protégée, ce doit être un cadeau !
Lodh aurait bien éclaté d'un rire gouailleur, mais Rib, Diter, San Saïvi, Avanan et Norah sortaient de la tente, et Audh se détachait de la murette pour s'avancer vers eux.
— Tu vois, ce qu'elle va faire là, n'importe lequel d'entre nous l'aurait fait… mais dans des conditions moins… euh… tapageuses. Zut, Lodh, t'avoueras qu'on n'a pas de chance !
Dans le camp, tout le monde s'était figé. San Saïvi affichait plus qu'un simple mécontentement.
— Audh-ille ! tempêta-t-il. Je t'ai ordonné de quitter le village !
— Nous allons le faire, répondit calmement Audh. (Elle montra Lodh et Min' du doigt, pour souligner leur présence près du buron.) Mais avant, j'ai un compte à régler avec ce sy de merde.
Sa dernière phrase avait été criée d'une voix rauque de rage, et elle désignait Norah avec une haine qui aurait glacé n'importe qui ; sauf un warsh.
— Un compte ? releva San Saïvi.
— Il m'a frappée… Comme les lâches, bien entouré par cinquante sy !
Même à cette distance, Lodh put voir l'amusement qui égaya les traits de San Saïvi et, à un degré moindre et plus ironiquement, ceux de Diter. Le représentant de l'acen-ser se tourna vers Avanan.
— Que convient-il de faire, do ? demanda-t-il.
Le visage d'Avanan était aussi illisible que pouvait l'être celui d'un warsh.
— Rien, affirma-t-il. Cela ne regarde qu'eux.
San Saïvi hocha deux fois la tête, prit l'opinion de chacun en scrutant les faces puis ouvrit les mains en signe d'impuissance, ou de non-ingérence. Il était clair que Diter exultait et que Norah ne demandait qu'à massacrer la femelle ille.
— Approche, bouffeur de merde ! le provoqua Audh. Approche !
Sy-Norah éclata de son rire gras et marcha sur elle en balançant ses grands bras difformes. Contre le buron, Lodh était apathique.
Audham laissa venir le sy sans broncher, les bras le long du corps, mains ouvertes, complètement relâchée ; elle ne le regardait même pas. Quand il fut à deux mètres d'elle, sans annoncer le plus petit effort, elle se détendit d'un bloc, pivotant en l'air pour le faucher du pied gauche et se projeter vers l'arrière dans une rondade qu'elle acheva, debout, contre la murette. Elle avait fouetté le visage du sy avec une telle puissance qu'il s'effondra d'un seul tenant sur le dos. Mais il n'était même pas sonné.
Norah se releva en hurlant son humiliation et se jeta comme un dément vers l'avant. Pour s'arrêter net : ramassés sur le muret, cent kilos de muscles et de poils roux lui crachaient au visage, les oreilles couchées, des crocs de douze centimètres prêts à le déchiqueter.
— Bouge un doigt !… vociféra Audh en commettant le bras d'honneur le plus vainqueur de sa longue carrière d'insolences.
Elle toisa le warsh avec un mépris mortel durant presque une minute, Tag' feulant au-dessus de son épaule droite, le sy paralysé autant de terreur que de haine, puis elle leva la main droite pour flatter le cou du ksin et le ramener à une posture moins agressive.
— Qwest Diter, salua-t-elle, narquoise.
Et elle s'éloigna en direction du buron, Tag' derrière elle, aussi fier que pouvait l'être cette compagne d'un court mais délicieux instant.
*
— Elle est vraiment fêlée, hein ? disait Fyrh.
Lodh venait de franchir un nouvel échelon de béatitude.
— C'est quelqu'ille, en effet.